27/03/2014Traçage : jusqu’où ira-t-on ?

Gilles Cervera, psychanalyste institutionnel, auteur de Le diagnostic participatif, l’Harmattan, 2013

Jusqu’où devra-t-on aller? Sans doute va-t-il falloir encore pousser les logiques de traçabilité, de traçage et de médico-légalisme pour qu’explose aux yeux de tous le ratio entre le temps passé à tracer les faits et gestes et celui à agir. Agir, vs soigner et accompagner !

Nous devrons en passer par une saturation totale des praticiens ne pouvant plus pratiquer ! Nous devrons en arriver à une phase de non-soin, de non-suivi, bref de laisser tomber. D’une radicalité cruelle.

Alors, les qualiticiens et les évaluateurs atteindront à une qualité extraordinaire du soin lorsqu’il n’y en aura plus. Zéro défaut puisque zéro action. Plus d’accompagnement, plus de risques !

Nous n’en sommes pas là mais on tend vers. Les équipes enquillent les actes, surtout ceux encouragés pour leur rentabilité. Les praticiens ne trouvent plus d’intérêt à travailler en équipe alors que précisément cette dynamique interdisciplinaire était un choix pour penser autrement, diagnostiquer plus finement, inventer- on a même, un temps, fait l’éloge du bricolage, mot honni ! Désormais, l’équipe n’a plus ce loisir et travailler en libéral donne de la respiration, le comble ! C’est que les équipes se voient dégraisser de tous leurs temps de synthèse, de bilan, de réflexion. Ce qui était une plus-value de soin s’est transformé en surcoût ! Les praticiens sont appelés à accumuler les actes et surtout, à noter tout ce qu’ils vont faire, ont fait, feront, voire ce qu’ils n’ont pas fait. Tracer devient l’unique discours, le discours une tâche à part entière et pendant ce temps-là, le soigné attend qu’on relève son lit, soulève ses rideaux, déplace son cathéter, prenne sa tension, le thermomètre a pu rester si longtemps coincé sous son aisselle que sa marque est restée entre deux prises.

Le fantasme judiciarisant pousse ses feux jusqu’à faire craindre dans la minute qui suit une commission rogatoire ! Belle ambiance favorable à la liberté de penser et d’agir, n’est-ce pas !

Nous en sommes arrivés là par deux bouts, l’économisme idéologique et la technologie. Cette dernière a transformé les praticiens en techniciens et l‘économisme a fait muter le secteur d’hospitalier à inhospitalier. D’ailleurs tout est fait pour ne pas garder les malades (allez-vous-en ! quel message !), que ce soit en réa ou en hôpital spécialisé. Les praticiens étant réduits à une technique et une seule, la parole est de trop –temps perdu, et l’empathie un mot désuet rangé au magasin des accessoires !

Soigner, accompagner, suivre ou aider se sont détachés d’un noyau central : l’humain. Inouï, non ?

Le cadre de travail m’a tuer ! Qui parle ? Les infirmiers, les psychologues, les aides-soignants, les médecins emportés avec l’eau du soin et dont témoigne, par moment, leur appel désespéré pour rattraper par le colbac ce qui avait fondé leur envie de soigner, d’accompagner ou de suivre. Comprenons les travailleurs sociaux dans cette marche forcée. Comprenons-y les magistrats ou les services de protection.

Le procédural et le traçage prennent le pas sur tout. L’éthique est écrabouillée par le médico-légal. La responsabilité est engagée, dit-on, ce qui ramène toute question, chirurgicale ou sociale, à un traçage en vue d’une judiciarisation spectrale. Cela brise en mille les équipes, divise, et pire, libéralise le lien entre l’usager et le technicien. Reste une certitude : le soin passe par de la chimie, certes, par des lasers et des IRM de plus en plus sophistiqués, certes, mais le robot ne remplacera pas une équipe soignante, ni un regard, un toucher, une main sur le front : la technicité n’aura jamais le poids qu’avait une relation.

La Qualité est réduite à du quantitatif. Plus un service sanitaire ni médico-social ne tient le coup, les équipes craquent, nul n’est indemne. Ne nous étonnons pas que les pharmacies soient remplies de chalands, ni que s’ouvrent à tire larigot les nouveaux santé-stores et, enfin, seul havre h 24, que les urgences ne désemplissent pas. Où convergent des gens, mi patients mi usagers, atteints d’une demande principale : avoir l’impérieux besoin d’un geste, fût-il gratuit.

 

Une réflexion au sujet de « Traçage : jusqu’où ira-t-on ? »

  1. carmen compagnoni

    Dans l’IME où je travaille les éducs référent-es passent un temps infini derrière leur ordinateur à rentrer des données redondantes sur le projet personnalisé des jeunes dont ils assurent le suivi. Un jour un collègue a reçu un dessin où il était représenté rivé à son bureau avec la demande expresse de prendre du temps pour faire des choses avec eux !
    Pour ma part je continue à revendiquer cette nécessaire créativité, cette incertitude, ce bricolage heureux dans l’accompagnement éducatif loin du zéro défaut, de la maîtrise et de la traçabilité.

Les commentaires sont fermés.