02/06/2015L’autre côté du miroir de la psychiatrie

Florence Penny raconte de l’intérieur  les difficultés que vivent les usagers de psychiatrie

Infirmière depuis 17 ans et plus particulièrement en psychiatrie depuis 6 ans, cette spécialité me tient à cœur. Je travaille en lien avec une psychologue qui exerce également auprès des travailleurs sociaux et m’a fait part de leurs besoins de compléter leurs connaissances en psychiatrie.

Afin de les aider à mieux comprendre les difficultés des usagers, j’ai écrit quelques textes dont l’objet est de leur faire percevoir l’autre côté du miroir. La publication de ces écrits est une première étape pour faire partager cette démarche personnelle avant éventuellement la constitution de groupes de paroles ou une autre réponse en fonction des demandes des travailleurs sociaux.

RUPTURE DE L’EQUILIBRE

«  Je viens de fêter mon 19 ème anniversaire, une soirée mémorable, tous mes amis étaient là.
Quel bonheur de voir ma famille et mes amis réunis ! J’ai vraiment de la chance d’avoir autant de personnes fantastiques autour de moi. Adrien était là aussi, un an que nous sommes ensembles
et je suis toujours folle amoureuse de lui.
Nous avons décidé de partir en vacances tous ensemble après les examens, direction la Corse !

Ce soir, révisions des mathématiques et de la physique.
Il faut absolument que je réussisse ce concours.
Il faudrait que je dorme aussi, je n’y arrive plus, je me réveille la nuit et j’ai l’impression que je ne suis plus moi même. Étrange cette sensation d’être dans un corps que je ne connais pas, on dirait qu’il ne m’appartient plus.

Manger, je n’y arrive plus non plus, ce n’est pas que je n’ai pas d’appétit, je ne trouve seulement plus d’intérêt à me nourrir.
Il se passe quelque chose mais c’est certainement du à mes révisions qui m’usent et me demandent une énergie monstrueuse . Ça ira mieux une fois le concours terminé, c’est certain.

Bientôt trois jours que je suis enfermée entre les quatre murs de ma chambre, je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai avalé quelque chose qui n’était pas de l’eau. Mes amis se moquent de moi, ils disent que je suis une acharnée du travail et que je vais devenir folle si je continue.
Il faut que je réussisse, il faut que je réussisse……
Cinq heure du matin, pas vraiment envie de dormir, de toute façon il me reste encore du travail, je dormirai demain.

Je n’ai toujours pas dormi, il y a quelque chose qui bloque dans ma tête, je n’arrive plus à réviser. Assise là, par terre, je regarde dans le vide et j’ai cette drôle d’impression que le temps s’est arrêté. Tout semble figé, sans vie, froid. Plus moyen de réfléchir.
Je me parle à moi même afin de combler ce silence insupportable, à voix haute, de plus en plus fort, j’entends ma voix mais je n’arrive plus à combler le vide. C’est étrange, je me regarde dans le miroir, je me vois mais ce n’est pas moi, il y a bien quelqu’un qui se reflète mais ce n’est pas moi.
Je me suis perdue, je m’entends mais je ne m’écoute pas, je me vois mais je ne me reconnais pas.

Deux jours que je n’ai pas dormi et que j’ai à peine mangé.
J’ai essayé de me détendre, allongée sur mon lit, fixant le plafond mais, dans ma tête, ma propre voix énumère sans cesse les formules de mathématiques. Impossible de la faire taire, ça tourne en boucle, encore et encore.

J’ai essayé de couvrir cette voix intérieure avec de la musique, le casque sur les oreilles, un peu de rock pour me changer les idées. Au début ma voix était couverte, puis elle est revenue, elle s’est imposée à moi. Impossible de la chasser, impossible de passer outre, elle était là de plus en plus forte, de plus en plus obsédante .
Alors j’ai chanté à tue-tête, le son au maximum, rien à faire, elle est toujours là. Comment est ce possible de ne plus avoir le contrôle de sa propre pensée ?

Ma mère s’inquiète mais je lui mens, je lui ai dis que j’avais besoin de me défouler un peu.
Je vais devenir folle si ça ne s’arrête pas, c’est plus possible, ça m’angoisse, j’ai l’impression que ça ne finira jamais.

Troisième jour sans dormir…
Plus rien n’existe autour de moi, je ne suis qu’avec moi même, j’ai l’impression que le monde s’est arrêté de vivre, il ne reste que moi et moi seule. Je suis au dessus de mon corps, au dessus de mes pensées. A l’intérieur de moi mais aussi à l’extérieur de moi, c’est comme si j’étais entre deux mondes dans une sorte de grand flou et je flotte calmement sans ne plus rien ressentir.

Ma pensée me tient compagnie dorénavant, je l’ai apprivoisée, on échange toutes les deux. Si je racontais que je me parle et que je me réponds, je suis sûre qu’on penserait que je suis folle.
Elle m’a dit que nous devons finir ces révisions coûte que coûte.

Mes amis voulaient que je vienne avec eux au cinéma cet après-midi mais j’ai refusé, trop de travail encore.
Elle pense qu’ils tentent de me déstabiliser, d’ailleurs elle m’a ordonné de ne pas sortir de ma chambre, de toute façon j’avais décidé de continuer mes révisions.

De toute façon, je sais bien qu’ils me veulent du mal tous ces gens autour de moi : ils sont jaloux de moi, ils ne veulent pas que je réussisse. Ils pensaient peut-être que je ne remarquerais pas leurs manigances !

J’ai pris conscience qu’on me voulait du mal, ma pensée n’est plus aux révisions, elle n’arrête pas de me dire à quel point les gens sont méchants et jaloux. Elle a sa propre voix maintenant, c’est une voix sournoise, imposante, obsédante.
Parfois elle hurle : «  fait ceci, regarde cela ! Rend toi compte qu’autour de toi tout n’est que mensonge, personne ne t’aime, comment pourrait on t’aimer, tu ne ressembles à rien ! »

Je me rende compte qu’il faut que je reste en sécurité dans ma chambre pour que personne ne puisse m’atteindre. D’ailleurs je viens de bloquer la porte et j’ai collé du papier sur les fenêtres pour qu’on ne puisse pas m’épier. Ils ne m’auront pas !

Je continue à écouter ma voix à l’intérieur et à l’extérieur, je la cherche des yeux, à droite, à gauche, j’essaie de ne plus trop bouger pour bien entendre ce qu’elle me dit, je ne peux avoir confiance qu’en elle.

Deux heures que je suis figée au sol à écouter ma propre voix, je commence à avoir mal au dos et mes yeux me font souffrir, c’est difficile de la suivre du regard, difficile de se concentrer pour ne pas rater un seul mot, j’ai l’impression que si je ne bouge pas, si je lève les yeux au ciel, j’arrive à mieux l’entendre .

Parfois j’ai l’impression que quelqu’un d’autre me répond, un chuchotement, quelques bribes de phrases. Je me concentre plus encore pour retrouver cette voix perdue qui tente de communiquer avec moi. Tous mes muscles me font souffrir, j’ai la tête lourde, vide et pourtant si pleine…

Elle m’a dit de briser les fenêtres et les miroirs pour qu’on ne puisse pas m’atteindre.
Je vous jure qu’elle me l’a dit !!!!!

Il est cinq heure du matin, je suis aux urgences, ils disent que j’ai fait une bouffée délirante aiguë.

Ben voyons, c’est moi qui suis folle maintenant, de toute façon je sais bien qu’ils font partie du complot contre moi, je ne vais certainement pas me laisser faire. Hors de question que j’avale leur poison, hors de question d’aller à l’hôpital.

Que la bataille commence ! »